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«Les limites entre la gestion de la santé dans l’entreprise et la prévention des accidents sont fluctuantes»

Édition n° 105
Jui.. 2014
Travail et santé

Entretien avec Claudia Pletscher et Urs Näpflin. Sous nos latitudes, un individu vit bien 700’000 heures et en passe environ 100’000 au travail. S’il est important pour le bien-être de l’homme, le travail peut aussi rendre malade. Comment empêcher cela? Qui est responsable? Le cadre légal offre-t-il une protection appropriée? «spectra» a interrogé deux spécialistes de la Suva: Claudia Pletscher, médecin en chef de la division Médecine du travail, et Urs Näpflin, dr phil., chef du service Gestion de la santé en entreprise.

spectra: Madame Pletscher, Monsieur Näpflin, quels sont actuellement les plus gros problèmes dans le domaine de la santé au travail?

Urs Näpflin: Ceux des secteurs traditionnels, toujours associés à de lourdes charges physiques. Je pense par exemple, aux forestiers ou aux éboueurs, mais aussi au secteur des soins, qui emploie principalement des femmes.

Et la construction?

Urs Näpflin: Oui, là aussi les charges restent lourdes. La mécanisation a, certes, apporté une certaine amélioration; mais la médaille a un revers: les ouvriers n’ont pas toujours l’entraînement et la condition nécessaires lorsqu’ils doivent fournir des efforts particuliers. Les secteurs qui exigent de gros efforts physiques ne sont toutefois plus aussi importants que par le passé. D’une manière générale, le travail lucratif a perdu de son aura. Dans les années 1950, on travaillait encore presque 48 heures par semaine, contre 41,7 heures aujourd’hui. Nous nous dirigeons donc plutôt vers une société des loisirs.
Claudia Pletscher: Il ne faut pas non plus considérer le travail uniquement comme une charge, mais aussi comme une ressource, au même titre que la famille, les amis, les loisirs, les hobbys ou aussi la foi. Ainsi, lorsque le bilan énergétique est négatif au travail en raison d’une charge importante, mais qu’il est positif dans tous les autres domaines, la personne concernée est mieux à même de supporter la situation. Les problèmes surviennent lorsque le négatif l’emporte dans trop de domaines. De plus, la société a changé, et son attitude face au travail est passé de «le travail rend malade» à «le travail garde en forme».

 «Il ne faut pas non plus considérer le travail uniquement comme une charge, mais aussi comme une ressource.»
Claudia Pletscher

Aujourd’hui, on considère le travail comme une condition essentielle de bien-être même s’il reste vrai que le travail peut toujours rendre malade. Autrefois, la production était prioritaire, et le corps devait fonctionner comme une machine. Dans la société de services actuelle, les charges psychiques comme les changements permanents, la pression du temps ou les contraintes de rendement ont tendance à prédominer.

La législation offre-t-elle une protection appropriée compte tenu de ces charges de travail psychiques accrues?

Claudia Pletscher: C’est un choix de politique sociale. Nous devons appliquer la législation en vigueur; elle est claire, et nous l’acceptons. La loi sur l’assurance-accidents précise ce qui est une maladie professionnelle et ce qui ne l’est pas. Elle définit clairement quelle doit être la part imputable à l’activité professionnelle dans les causes d’une maladie pour que l’on puisse parler de maladie professionnelle. Par exemple, il y a peu d’ambigüité pour les maladies liées à l’amiante ou à la poussière de quartz. En revanche, les souffrances d’ordre psycho-social telles que le stress ont généralement plusieurs causes. Il est difficile de rendre les unes plus responsables que les autres. Les contraintes de la loi sur l’assurance-accidents ne permettent pas de reconnaître ces troubles comme «maladies professionnelles». On les appelle alors troubles de la santé associés au travail. Les coûts générés ne peuvent pas non plus être assumés par les assurances-accidents.
Urs Näpflin: Face aux souffrances psycho-sociales, je ne crois pas que des lois supplémentaires apporteraient une solution ou une plus grande efficacité. Ce qu’il faut, c’est une culture d’entreprise saine et une prise de conscience du management quant à l’importance de la santé qui permettra à leurs collaborateurs d’être performants. Le mot d’ordre devrait être: «solliciter, oui, surcharger, non». D’après mon expérience, la sensibilisation de la direction à ce thème influence beaucoup la prévention dans l’entreprise. Il n’est pas évident de recourir à la loi pour imposer la santé. Les entreprises doivent former leurs collaborateurs, les chefs doivent donner le bon exemple et créer un environnement de travail sain. Heureusement, cette conscience de la santé a progressé dans les entreprises suisses.

Quel a été le cheminement?

Claudia Pletscher: On s’est aperçu qu’augmenter la pression à la performance n’apportait rien. C’est ce qu’a démontré une étude de l’EPF sur ce que l’on appelle la salutogenèse. Les auteurs de l’étude ont analysé la situation de personnes professionnellement très chargées ainsi que l’environnement social et organisationnel de leur poste. Ils sont arrivés à la conclusion que de bonnes conditions de travail favorisent la bonne santé des collaborateurs sous forte pression et que de mauvaises conditions favorisent la maladie. Selon une étude européenne de 2010, la charge de travail, c’est-à-dire la pression à la performance, le stress, etc., est élevé en Suisse, mais les conditions de travail sont très bonnes. Il s’agit certainement de l’un des secrets de la réussite de l’économie suisse. Elle sollicite beaucoup, mais elle donne aussi beaucoup.

Comment chiffrer l’évolution des maladies professionnelles et celle des troubles de la santé associés au travail?

Claudia Pletscher: En Suisse, près de 3000 cas de maladies professionnelles sont reconnus chaque année (en comptant tous les assureurs-accidents). Les maladies professionnelles classiques ont certes diminué, mais nous ne maîtrisons pas encore tout. Chaque année, nous déplorons encore près de 100 décès dus à l’amiante, et quelque 50 boulangers doivent abandonner leur métier à cause de la poussière de farine. Les eczémas guettent aussi les coiffeuses et les coiffeurs. La prévention reste donc nécessaire pour protéger au mieux les individus des conséquences que peut avoir le travail sur leur santé. Quant aux troubles de la santé associés au travail, nous sommes extrêmement vigilants, qu’il s’agisse de souffrances psycho-sociales ou musculo-squelettiques. Énormément de personnes sont touchées. Mais ils n’entrent pas encore dans les statistiques parce qu’il ne s’agit pas de maladies professionnelles.
Urs Näpflin: Nous avons une base chiffrée pour les douleurs musculo-squelettiques. S’il s’agissait d’une véritable maladie professionnelle, elle coûterait environ trois millions de francs par an.

 «Il n’est pas évident de recourir à la loi pour imposer la santé. Les chefs doivent donner le bon exemple et créer un environnement de travail sain.»
Urs Näpflin

Une étude du SECO parle de 3,3 milliards de francs par an rien que pour les troubles musculo-squelettiques pris au sens de troubles de la santé associés au travail. Ces chiffres donnent une idée du rapport entre les troubles de la santé associés au travail et les maladies professionnelles.

Le rapport de l’OCDE n’accorde pas une très bonne note à la Suisse par rapport à d’autres pays européens en matière de prévention de la santé au travail. Comment inciter les entreprises à investir dans la prévention?

Claudia Pletscher: Toute la difficulté consiste, dans la prévention, à démontrer ce qui a pu être évité. Mais nous pouvons montrer aux entreprises ce que coûtent les absences, les changements de personnel, les reconversions ou les rentes pour maladie ou incapacité de travail. On comprend alors très vite que chaque franc investi dans la prévention revient sous forme de coûts économisés. Une étude mondiale de l’Association internationale de la sécurité sociale (AISS) affirme qu’un investissement d’un euro dans la prévention en entreprise génère un retour sur investissement de 2,20 euros. Mais nous tenons aussi à faire comprendre aux entreprises que la prévention de la santé est une affaire de direction.
Urs Näpflin: Je pense que le rapport de l’OCDE déplore plutôt l’absence de démarche standardisée en Suisse face aux souffrances psycho-sociales. Notre pays aborde le problème de manière très pragmatique. De plus, notre population active est, par rapport à celle d’autres pays, en assez bonne santé. En Allemagne par exemple, le taux d’absentéisme d’un collaborateur à temps plein est de dix à onze jours par an. En Suisse, il est d’environ six jours. Mais je suis aussi d’avis que la Suisse peut et doit faire encore davantage surtout pour la prévention de souffrances psycho-sociales. Pour convaincre les entreprises de l’économicité des mesures de prévention, nous avons installé un calculateur du potentiel de prévention sur le site de la Suva.

«Chaque franc investi dans la prévention revient sous forme de coûts économisés.»
Claudia Pletscher

Les entreprises peuvent ainsi chiffrer les absences des collaborateurs ainsi que le potentiel d’économie qu’elles feraient sur les cinq prochaines années grâce à la prévention. Ce sont des estimations mais elles se basent sur des entreprises modèles qui ont réellement investi dans la prévention et pu réduire l’absentéisme de manière significative. Malheureusement, il faut souvent attendre que des dirigeants ou des cadres dirigeants tombent malades pour que l’entreprise prenne enfin des mesures de prévention.

La prévention de la santé est donc l’affaire du chef. Mais justement, les cadres moyens et supérieurs des entreprises souffrent eux-mêmes de surcharge chronique. Ils ne sont pas de bons exemples d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Sont-ils vraiment les personnes que vous voulez gagner pour la prévention?

Urs Näpflin: En partie. Nous avons effectivement affaire parfois directement à la direction, mais nos interlocuteurs sont majoritairement des délégués à la sécurité ou des collaborateurs spécialisés au sein du département du personnel.

Existe-t-il des différences sectorielles en matière d’engagement pour la prévention?

Urs Näpflin: Oui, mais elles ne sont pas très marquées. Le commerce et l’artisanat sont plus réticents que les entreprises de services. Par ailleurs, les grandes entreprises et celles qui emploient une forte proportion de femmes s’engagent davantage en faveur de la prévention.

Nous avons beaucoup parlé des souffrances psycho-sociales comme le stress. Qu’en est-il d’autres troubles, par exemple, ceux d’une vendeuse qui voit à peine la lumière naturelle et doit rester longtemps debout? Que faites-vous dans ce domaine, en plus de ce qu’impose la loi?

Claudia Pletscher: Les questions de lumière, d’éclairage et de qualité de l’air dans les locaux touchent aux conditions de travail régies par la loi sur le travail. Le SECO et les inspecteurs cantonaux du travail sont très vigilants dans ce domaine, qui est donc couvert. De notre côté, nous avons mis en place le projet «Progrès», qui traduit notre engagement dans le domaine des troubles de la santé associés au travail ainsi que dans celui des souffrances psychiques et musculo-squelettiques. Nous soutenons des projets de recherche et d’autres actions pour en tirer des enseignements et préparer des mesures de prévention.
Urs Näpflin: La Suva n’est pas compétente pour les cas d’assurance liés aux troubles de la santé associés au travail. Mais ces pathologies sont naturellement étroitement liées aux accidents du travail qui, eux, sont du ressort de la Suva. Plus un travailleur est stressé, épuisé ou en mauvaise forme, plus le risque d’accident est élevé. Les individus en bonne forme physique sont moins absents et guérissent plus vite après un accident. Les limites entre gestion de la santé en entreprise et prévention des accidents sont donc fluctuantes. Cette réflexion a été l’une des raisons qui nous ont conduits à lancer «Progrès».

«Plus un travailleur est
stressé, épuisé ou en mauvaise forme, plus le risque d’accident est élevé.»
Urs Näpflin

Claudia Pletscher: Exactement. La mécanisation et l’automatisation grandissantes du travail transforme le comportement humain en facteur de risque d’accident. En jargon technique, on appelle cela la «behavior safety», c’est-à-dire la sécurité basée sur le comportement. Bien entendu, d’autres facteurs tels que la fatigue sont également déterminants.

Les troubles de la santé associés au travail touchent surtout des personnes exposées à un surmenage tous azimuts. On pourrait donc supposer que les mères qui travaillent et élèvent seules leurs enfants sont particulièrement concernées. Quelles sont vos expériences?

Claudia Pletscher: Il est vrai que la double charge du travail et de la famille favorise ces troubles de la santé. Mais je ne pense pas que cela soit une question de sexe. Aujourd’hui, certains hommes ont aussi cette double charge. L’important est de développer des messages et des mesures aussi spécifiques que possible pour tous ces groupes cibles et de savoir comment communiquer avec eux pour que les messages leur parviennent. Les réactions sont totalement différentes si vous avez affaire à des Romands, à des Tessinois ou à des Suisses alémaniques, à des jeunes ou à des moins jeunes, à des gens qui travaillent dans des bureaux ou à d’autres qui travaillent dans le bâtiment.

Avez-vous  des exemples pour illustrer ces différences?

Urs Näpflin: Oui, celui du spot TV qui montrait un sanglier mettant en danger les autres skieurs par son comportement irrespectueux. En Suisse alémanique, la notion de «Pistensau» (sanglier des pistes) est bien connue et le spot TV a rencontré un bon écho. En Suisse romande, cette image n’évoque en rien ce que des francophones entendent certainement par «voyous des pistes» et la campagne de prévention a été un véritable échec sur ce point.
Claudia Pletscher: Nous devons être très vigilants également face aux différences culturelles. Nous n’avons pas la même conception de la maladie que des personnes issues de la migration. Celles qui viennent des Balkans, par exemple, ont souvent d’autres idées sur une maladie particulière que nous. Il nous faut en avoir conscience et toujours respecter la personnalité de notre interlocuteur. D’une manière générale, plus le message sera simple et concis, meilleur il sera.

Comment vos mesures sont-elles perçues par les travailleurs?

Claudia Pletscher: Cela dépend. Lorsque les travailleurs souffrent de troubles concrets dans une entreprise, nos mesures sont les bienvenues. Mais parfois, nous devons aussi faire preuve d’autorité pour intervenir et peut-être nous imposer contre le chef pour protéger les travailleurs. Si le message selon lequel il en va de leur santé passe clairement, nous sommes bien acceptés. Si nous échouons, cela sera difficile. Nous tentons de montrer qu’un accident n’arrive pas qu’aux autres et que, le cas échéant, des familles entières peuvent être touchées, comme nous l’expliquons dans nos spots TV.

Dans quelle mesure pouvez-vous travailler de manière participative?

Urs Näpflin: Pour nous, la gestion de la santé en entreprise repose sur deux piliers: l’amélioration des conditions de travail et la capacité de se prendre en main. Dans un cas comme dans l’autre, la participation est fondamentale. Pour analyser les situations en entreprise, nous procédons, par exemple, à l’auditions des collaborateurs. Ces mêmes personnes seront aussi impliquées dans la recherche de solution. Cela accroît la probabilité qu’ils mettent en œuvre et soutiennent les mesures.

Où voyez-vous encore un potentiel d’amélioration pour la Suva?

Claudia Pletscher: Nous avons encore du pain sur la planche. Il nous manque aussi certains documents ou instruments pour pouvoir évaluer objectivement notre travail. Par ailleurs, nous sommes encore loin d’avoir obtenu l’adhésion volontaire des dirigeants.
Urs Näpflin: Je vois encore des lacunes dans les concepts applicables dans le domaine des souffrances psychiques dans les petites et moyennes entreprises. Nous devons intensifier notre collaboration avec ces sociétés.

Et la recherche?

Claudia Pletscher: Il est évident qu’il reste beaucoup de travail dans ce domaine. Nous pouvons soutenir des projets dans le cadre de Progrès mais, hélas, les moyens sont limités.

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